J’aurais eu envie de commencer par les paroles de la chanson « La Bohème » de Charles Aznavour : « Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaitre ». Sauf que, pour l’objet de mon propos, 20 ans n’y auraient pas suffi. C’est au moins 40 à 50 ans qu’il faudrait.
Il n’y a pas loin de 40 ans en effet, en 1975, Jean-Marie Tjibaou avait voulu, conçu, organisé et conduit le Festival Melanesia 2000 qui se voulait être, d’une part, le point de départ de l’affirmation identitaire de la communauté mélanésienne et la reconnaissance de cette identité par les autres communautés et, d’autre part, la fondation d’un nouveau rapport entre communautés canaque et européenne, comme en atteste la présentation que Jean-Marie Tjibaou en a faite dans la brochure du Festival :
« Nous avons voulu ce Festival parce que nous croyons en la possibilité d’échanges plus profonds et plus suivis entre la culture européenne et la culture canaque. »
« L’espoir qui sous-tend ce projet est grand… Nous devons ENSEMBLE le réaliser pour l’avenir culturel de notre jeunesse et la santé de notre pays… Merci de votre gentillesse et du regard neuf et sans préjugé que vous y apportez. » (voir l’article sur le Festival Melanesia 2000).
A vrai dire, ce Festival ne fut pas grand-chose si l’on se réfère à sa durée. Mais le symbole et l’espoir qui le soutenaient étaient amplement plus importants que les 5 jours durant lesquels il s’est tenu, du 3 au 7 septembre 1975.
Pour Jean-Marie Tjibaou, élevé dans la religion catholique, ayant poursuivi des études en séminaires, puis entrepris des études supérieures en Métropole, jusqu’à la préparation d’une thèse portant sur les effets de l’adaptation de la société traditionnelle mélanésienne au monde moderne, la nécessaire reconnaissance de son ethnie devait passer par un ressourcement interne, puis par l’échange et le partage avec les autres communautés. Au terme de ce dialogue constructif le Kanak devait être reconnu, accepté, et avoir toute sa place au sein de la société calédonienne.
Sa quête était uniquement identitaire, comme j’ai pu m’en rendre compte lorsque je l’ai côtoyé durant la préparation et le déroulement du Festival. Il avait créé l’opportunité magnifique de faire pacifiquement évoluer la société calédonienne en proposant l’abandon de son passé colonial et de ses rapports de confiscation et de domination et l’adoption de nouveaux rapports fondés sur l’égalité et le partage : « Je suis convaincu que l’on a fait fausse route, et qu’aujourd’hui, la gloire de la Foi et l’honneur de la ‘civilisation’ seraient d’inviter le canaque à venir au banquet des civilisations, non en mendiant déculturé mais en homme libre. »
Nous aurions dû ouvrir grand cette porte, saisir cette perche tendue… mais au lieu de cela, la porte a été violemment refermée avec un dédain qui signifiait à peu près ceci : « on vous a laissé faire votre festival ; c’est très bien, mais maintenant c’est terminé et tout redevient comme avant. Circulez, y’a rien à voir ». Cette porte entrouverte s’est refermée, cette perche tendue est retombée. Pour notre malheur à tous, cette chance historique a été superbement ignorée.
Et Jean-Marie Tjibaou, l’homme qui croyait que tout était possible dans la paix et le dialogue, qui avait confiance dans l’intelligence et le cœur des hommes, n’a eu alors d’autres choix que de porter sa revendication identitaire sur le plan politique, sous forme de revendication indépendantiste. Ce n’était pas faute de ne pas l’avoir annoncé : « La non-reconnaissance qui crée l’insignifiance et l’absence de dialogue culturel ne peut amener qu’au suicide ou à la révolte ». Ça a été la révolte. Il ne faut pas se le cacher : c’est comme cela qu’est née l’idée que, pour faire valoir l’identité kanak, il n’y avait pas d’autre alternative que la revendication d’indépendance. Beaucoup, parmi les autres communautés de Nouvelle Calédonie, ont compris le message d’espoir dont était porteur ce festival, mais, par impuissance ou par lâcheté, n’ont pas su comment y répondre, ont souvent obéi aux règles du système en place.
Pas étonnant que la plupart des observateurs et commentateurs situent la naissance de la revendication indépendantiste dans la seconde moitié des années 1970. Car, effectivement, une fois la décision prise d’emprunter la voie politique, le charisme de l’homme a convaincu et entraîné très rapidement de plus en plus de Mélanésiens. Peut-être, également, la société mélanésienne était-elle déjà partiellement en état de « surfusion » et prête à recevoir ce message. Il y avait bien eu, au tout début des années 1970, le coup de semonce du mouvement des « Foulards Rouges » en faveur de l’indépendance animé principalement par un certain nombre d’étudiants calédoniens de retour de leurs études en Métropole, mais celui-ci, à part l’émoi momentané créé dans la société conservatrice, n’avait pas eu de réel impact sur la société calédonienne et était plus ou moins resté au stade de groupuscule influencé par les évènements de 1968.
La société coloniale calédonienne de cette époque a raté son rendez-vous avec l’Histoire. Elle est ainsi, en grande partie, responsable de ce fiasco. Nous en sommes responsables, individuellement et collectivement. Le prix à payer a été immense, et se compte en nombre de morts, de blessés, de blessures psychologiques, en séparation et en méfiance réciproques, en perte de parole donnée, en perte de repères, en aveuglement, en incompréhension et, trop souvent, en haine.
L’immobilisme de notre société et des rapports entre communautés a conduit progressivement à ce que l’on nomme pudiquement « les évènements » de 1984, véritable insurrection, aux confins de la guerre civile. Que n’avons-nous pas été plus clairvoyants, ou courageux, voire même téméraires en 1975 ! On ne refait pas l’Histoire, mais nous pouvons quand même nous interroger sur notre aveuglement de l’époque. Que de vies auraient été épargnées, que de drames auraient été évités !
La sagesse a cependant finalement prévalu et, en 1988, après une seconde période de violences, c’est ce même Jean-Marie Tjibaou, dont 2 frères ont pourtant été tués lors d’une embuscade pendant les évènements de 1984, qui a le courage d’accepter de serrer la main de Jacques Lafleur, de faire la paix, et de donner une seconde chance à l’avenir calédonien. Il le paiera au prix de sa vie, vie volée par certains de ceux qui partageaient son combat.
Depuis, grâce à l’Accord Matignon de 1988, puis à l’Accord de Nouméa en 1998, que de chemin parcouru ! Tout ce que demandait Jean-Marie Tjibaou a été réalisé. Tout, et parfois même, au-delà.
Je crois sincèrement que si Jean-Marie Tjibaou était encore parmi nous, il inviterait aujourd’hui les Mélanésiens à regarder le chemin parcouru, à constater combien leur place au sein de la société calédonienne a changé grâce à la réforme foncière, à la prise en compte de la coutume au travers du Sénat coutumier, à la valorisation de la culture au travers de l’Agence pour le développement de la culture kanak, à la promotion des hommes par les différents programmes de formation de cadres mélanésiens. Il leur montrerait que les kanaks ont à présent leur place, toute leur place dans la société calédonienne. Ce n’est pas de gaieté de cœur que je fais cette constatation mais, en regardant objectivement l’évolution au cours des 30 dernières années, on pourrait presque dire que ce que la société calédonienne n’a pas su elle-même réformer à partir de 1975, c’est Jean-Marie Tjibaou, par la seule voie qu’on lui a laissée, qui l’a réussi.
Bien entendu, il reste énormément à faire, mais avec de la ténacité, nous y arriverons. Il y a heureusement des hommes de bonne volonté de part et d’autre, connus ou anonymes, leaders politiques ou simples citoyens, religieux ou laïcs, qui jettent depuis toujours des passerelles entre les deux rives. Grâce à eux et à leur attitude raisonnable et ouverte, la société calédonienne n’a pas explosé et s’est mise à dialoguer. Grâce à eux le destin commun est possible.
Je crois qu’en humaniste et en démocrate qu’il était, Jean-Marie Tjibaou intégrerait également le fait que l’ethnie mélanésienne est restée, d’une part, minoritaire dans le pays en dépit d’un corps électoral restreint à une extrémité jamais atteinte nulle part ailleurs dans le monde et, d’autre part, divisée sur l’accession de la Nouvelle Calédonie à la pleine souveraineté. Il saurait qu’un referendum-couperet d’autodétermination n’ignorerait pas non plus qu’une forte majorité des Citoyens de ce pays répète inlassablement, scrutin après scrutin, qu’elle ne veut pas de l’indépendance, qu’elle veut le maintien de la Nouvelle Calédonie dans la République Française. Je suis persuadé qu’il chercherait aujourd’hui la solution qui permettra, de manière durable, de mettre tout le monde d’accord.
On ne fait cependant pas parler les morts. Que Jean-Marie Tjibaou repose en paix ! Que tous nos morts reposent en paix ! Mais nous, les Vivants, nous avons un devoir envers nos morts, envers nous-mêmes, envers nos enfants et envers les générations futures. Au lieu de tenir des discours de haine et d’exclusion, construisons notre avenir ensemble. Si nous n‘accomplissons pas ce devoir sacré, alors Jean-Marie, tous les Jean-Marie Calédoniens, seront tombés pour rien.