J’ai eu la chance de côtoyer Jean-Marie Tjibaou à l’occasion du Festival Mélanésia 2000 qui eut lieu du 3 au 7 septembre 1975. Loin d’être intime avec lui, j’ai cru cependant remarquer que sa quête, à ce moment-là, était identitaire et non, politique. En témoigne la présentation des objectifs et espoirs du Festival Melanesia 2000 qu’il a écrite en pages 5 et 6 de la brochure de cet évènement.
Selon mon opinion, l’évènement culturel aurait pu être une chance pour la société calédonienne de rompre avec son passé colonial et de se redécouvrir, de s’apprivoiser, de s’aimer. Nous avons manqué cette chance. Le Festival se voulait être une porte entrebâillée sur un avenir différent.
Le Festival Melanesia 2000 nous préparait à négocier en douceur le passage vers le 21ème siècle et une société en harmonie et en paix avec elle-même. Au lieu de cela, la porte a été brutalement refermée. “Circulez, y’a rien à voir”. Des hommes comme Jean-Marie Tjibaou, devant la négation de leur identité, n’ont eu alors d’autre choix que de porter leur revendication identitaire sur le terrain politique. C’est de là, je pense, qu’est née la revendication indépendantiste qui a ensuite mené, à cause du raidissement des uns et des autres, aux douloureux évènements que nous avons connus.
Ma vision de la vie politique en Nouvelle Calédonie me porte à penser que, objectivement, au fil des Accords – Accord de Matignon et Accord de Nouméa – les loyalistes, Jacques Lafleur en tête, ont sans doute fait plus de concessions que les indépendantistes. Cette sorte de crispation du camp indépendantiste sur ses revendications d’origine tient sans doute en partie au fait que, orphelin de son guide spirituel Jean-Marie Tjibaou, il reste pour ainsi dire accroché au message du leader défunt. Il n’a pas encore su intégrer les acquits identitaires et politiques. Il n’a pas encore pris la mesure de la nouvelle société qui s’ouvre à tous. Il n’a pas encore pris conscience que, vraisemblablement, aujourd’hui, Jean-Marie Tjibaou pourrait considérer que “l’on est arrivé au bout du chemin”, que les acquis de la transformation de la société calédonienne sont tels qu’ils permettent à la culture kanak de se montrer, de s’exprimer, de s’exporter, aux mélanésiens de prendre leur place, toute leur place dans cette société, et à la société toute entière d’être fière d’elle-même et de se bonifier encore. Le problème des leaders du mouvement indépendantiste est que leur base est encore imprégnée des vocables, des slogans, des images liés à la lutte violente passée. Jean-Marie Tjibaou pourrait leur dire, et le leur dirait sans doute, “qu’il faut savoir finir une revendication”. Aucun leader de ce camp n’a suffisamment de charisme pour remplir ce rôle-là. Et en fût-il un, il se souviendrait de ce qui est malheureusement arrivé le 4 mai 1989 à leur leader pour avoir osé faire la paix. Pourtant, il n’y a pas reniement, il n’est pas dégradant de savoir ajuster la revendication à son juste degré. C’est, au contraire, de la pure intelligence. La volonté des indépendantistes “de faire aboutir par la négociation son projet d’Etat associé avec la France” (Congrès FLNKS, 14 février 1998) pourrait éventuellement être satisfaite dans le cadre fédéral.
Des progrès considérables ont été faits en Nouvelle Calédonie, mais ils sont peu de choses face à la situation des jeunes kanaks d’aujourd’hui. Ces jeunes, pour une grande part, ne résident plus en tribu ou, lorsque c’est le cas, ont l’occasion de connaître les “lumières de la ville” lorsqu’ils se déplacent sur Nouméa. Ils ne parlent généralement plus la langue de leurs grands-parents mais maîtrisent très peu le français, sont en conséquence en situation d’échec scolaire, n’ont pas de véritable formation qui leur permettrait de s’insérer dans le tissu social et le brassage ethnique calédonien. Ils ont perdu leurs racines mais ne s’en sont pas créées de nouvelles qui pourraient les ancrer dans la modernité et leur donner des perspectives. Ils sont exposés à l’insolente opulence d’une société occidentale qui les ignore sans pouvoir goûter aux fruits de l’expansion de cette société productive. Se sentant exclus par un système qui ne leur donne pas de chance de s’exprimer et de s’épanouir, ils sont à la merci de la rue et de tous les rêves qu’on leur fait miroiter. Trouver des voies pour donner à ces jeunes de l’espoir et de véritables chances, voilà le vrai défi humain, humaniste, que les élus calédoniens et la société calédonienne toute entière doivent relever s’ils veulent bâtir une société de talents et en paix avec elle-même.
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L’Utopie Réalisable
Le 4 mars 1996, alors que la Nouvelle Calédonie se penchait sur son passé et s’interrogeait sur son avenir, j’avais rédigé à l’intention d’un groupe d’amis un article, non publié, sur les idées que je pouvais avancer, à titre de contribution à notre devenir commun. Ce texte développait une vision fédéraliste de la République Française.
J’avais eu auparavant un parcours de militant politique incertain et mal cerné, inspiré en particulier par l’exemple du Mahatma Gandhi, mû seulement par un idéal de justice, d’équilibre, de partage, de paix et de fraternité s’accordant visiblement mal avec les lignes et les mots d’ordre partisans. Je me trouve en effet plus à l’aise dans le débat d’idées, étant cependant parfaitement conscient que les luttes se gagnent aussi sur le terrain.
Au cours de la période qui a précédé l’Accord de Nouméa, j’ai fait parvenir le texte de cet article qui proposait l’idée d’une République Fédérale Française et qui était intitulé “L’avenir Politique de la Nouvelle Calédonie: une Utopie Réalisable“ aux parties intéressées par le statut politique à bâtir pour la Nouvelle Calédonie: les camps loyaliste et indépendantiste et le Secrétariat d’Etat à l’Outre-Mer. J’avais également fait parvenir ce texte à Alain Christnacht, avant même qu’il ne soit nommé Conseiller Spécial du Premier Ministre Lionel Jospin pour les Affaires Intérieures et l’Outre-Mer.
Ce n’est pas sans une certaine satisfaction qu’en 1998 j’ai pris connaissance du contenu de l’Accord de Nouméa, puis du projet de statut pour la Nouvelle Calédonie, dans lesquels je retrouvais bien des idées que j’avais avancées. Cette satisfaction est devenue jubilatoire lors des débats du Parlement. En effet, au cours de ces débats certains députés et sénateurs n’ont pas manqué de relever, pour la déplorer ou s’en réjouir, l’orientation très ”fédéraliste” du texte proposé. De fait, la loi constitutionnelle n° 98-610 du 20 juillet 1998 d’une part, et la loi organique n° 99-209 et la loi n° 99-210 du 19 mars 1999 (loi ordinaire) d’autre part, ont donné à la Nouvelle Calédonie un statut équivalent à celui d’un Etat Fédéré dans une République “Fédérale” Française qui ne dit pas son nom.
L’utopie réalisable s’inscrit dans une vision élargie de l’Outre-Mer Français. A mon sens cet Outre-Mer, résidu de l’ancien Empire Colonial, qu’il soit Département d’Outre-Mer, Region d’Outre-Mer, Collectivité d’Outre-Mer, ou Pays (Nouvelle Calédonie), est constitué de territoires intimement liés à la France, le “dernier carré” en quelque sorte après les indépendances asiatiques, africaines et malgache. Je ne crois pas que, fondamentalement, il y ait une volonté majoritaire des populations de cet Outre-Mer de se séparer d’avec la France. Mais la France, le Gouvernement Français, la Métropole, doivent comprendre que sous son aspect multiforme actuel, l’Outre-Mer est disparate, s’étouffe et devient une charge. Sous une forme fédérale, il y aurait cohérence, l’Outre-Mer respirerait et deviendrait une chance, en particulier au regard de l’Union Européenne. Une fédération qui accorderait des prérogatives élargies à ces collectivités de la République serait un souffle nouveau pour notre pays.
La Corse a un statut administratif et politique particulier au sein des collectivités territoriales et des départements métropolitains. Le pragmatisme commande cependant de l’inclure dans l’Outre-Mer Français tant son histoire, son identité, ses aspirations la rapprochent de l’Outre-Mer institutionnel. Son statut particulier invite d’ailleurs à faire ce rapprochement.
On m’a déjà rétorqué que le principe fondamental du fédéralisme était l’absolue égalité de droit entre les Etats Fédérés et que le poids relatif de la Métropole et de chacun des territoires ultramarins était disproportionné. Certes. Mais, d’une part, il convient de regarder attentivement ce que cela recouvre, et je ne suis pas certain que cela emporterait les bouleversements en Métropole que certains pourraient redouter. D’autre part, cette situation n’interdit pas de faire preuve d’imagination et, pourquoi pas, inventer un statut unique qui reconnaisse à l’Outre-mer, Corse y compris, son identité et son droit à être différent tout en demeurant indéfectiblement Français. Cela pourrait être le chantier de réconciliation et d’intégration nationale d’un Président de la République inspiré.
Le projet d’indépendance-association proposé le 7 janvier 1985 par Edgar Pisani pour la Nouvelle Calédonie, encensé par les uns, honni par les autres, n’est pas très éloigné de ce que pourrait être pour les entités de l‘Outre-Mer français le statut d’Etats Fédérés au sein d’une République Fédérale Française.