Les règles qui régissent les sociétés humaines où règnent l’ordre et la justice sont le produit d’un pacte social que Jean-Jacques Rousseau, entre autres, a exposé dans son ouvrage “Du Contrat Social ou Principes du droit politique”, notion maintes fois reprises et qui fonde la démocratie.
Par ailleurs, selon l’article 1101 code civil (Loi 1804-02-07 promulguée le 17 février 1804):
“Le contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose.”
Et l’article 1134 du code civil, appliquant la règle “Pacta sunt servanda” dont on peut étendre la portée à l’ensemble de la communauté, poursuit:
“Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.
Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise.
Elles doivent être exécutées de bonne foi.”
Cette référence de philosophie politique et ces deux articles du code napoléonien résument toute la problématique de la situation calédonienne créée par l’Accord de Matignon et l’Accord de Nouméa: la prééminence de la démocratie, et le respect des conventions librement formées. Car, en effet, par la signature des Accords, les Calédoniens, qu’ils soient loyalistes ou indépendantistes, ont établi un “contrat social” pour la durée de ces Accords. Par principe ces Accords forment la loi des parties, ne peuvent être révoqués ou modifiés que de leur consentement mutuel, et doivent être exécutés de bonne foi.
Par ailleurs l’Accord de Nouméa recèle des contradictions
La prééminence de la démocratie
L’Accord de Matignon puis l’Accord de Nouméa permettent de distinguer aujourd’hui trois corps électoraux en Nouvelle Calédonie.
Il y a en premier lieu le corps électoral de droit commun qui regroupe tous les ressortissants français résidant en Nouvelle Calédonie appelés à voter pour les élections de nature nationale: présidentielles, législatives, municipales, consultations référendaires nationales. C’est l’application intégrale du principe démocratique.
Ensuite, les signataires de l’Accord de Nouméa, et à leur suite les Citoyens calédoniens, ont accepté l’idée que, pour ce qui regarde la ou les décisions futures concernant l’avenir institutionnel de la Nouvelle Calédonie, il était normal de ne consulter que les personnes qui, par leur histoire personnelle, auraient démontré un attachement, voire un enracinement dans ce territoire. Ils ont donc exigé que ne pourraient faire partie de ce corps électoral spécial que les ressortissants français établis en Nouvelle Calédonie depuis une certaine durée.
Ceci est parfaitement logique et normal. On peut éventuellement argumenter sur la durée d’installation en Nouvelle Calédonie, qui apparaît à beaucoup comme excessive, mais on ne peut pas contester la légitimité du principe lui-même.
Il y a cependant un problème de taille: le principe de résidence longue et significative pour les consultations sur l’avenir institutionnel a été abusivement étendu à la définition du corps électoral pour les élections provinciales. Or il n’y a aucune sérieuse justification juridique, politique, économique, identitaire, ou encore logique, à ce qu’il y ait un corps électoral restreint pour élire les représentants aux assemblées de province et au Congrès de la Nouvelle Calédonie.
L’inconstitutionnalité d’un corps électoral provincial calédonien restreint
Les élections provinciales qui ont lieu tous les cinq ans servent à renouveler les assemblées provinciales et le Congrès. Ces assemblées ont pour rôle d’administrer leurs territoires respectifs, provinces et pays Nouvelle Calédonie, selon une répartition des compétences. Ces collectivités n’ont pas vocation à se prononcer sur l’avenir institutionnel du territoire.
Elles administrent leurs territoires en décidant notamment, et principalement, de la contribution des administrés aux charges générales et en répartissant le produit de l’impôt, chacune selon les priorités définies par leurs assemblées délibérantes respectives.
Le corps électoral provincial calédonien appelé à participer aux élections correspondantes est restreint aux électeurs, qualifiés “Citoyens Calédoniens”, dont l’installation en Nouvelle Calédonie est de longue date. Or, limiter un corps électoral devant désigner ses représentants dans des assemblées chargées de voter l’impôt et d’en répartir le produit se heurte à un principe constitutionnel clair. Il s’agit, accessoirement, de l’article XIII et, principalement, de l’article XIV de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, laquelle Déclaration fait partie intégrante de ce qu’il est convenu d’appeler le “bloc de constitutionnalité”. Or ces deux articles sont ainsi libellés:
Article XIII
“Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les Citoyens, en raison de leurs facultés.”
Article XIV
“Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs Représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée.”
Est donc ainsi illégale et inconstitutionnelle toute disposition limitant l’accès de citoyens à l’élection de membres d’assemblées représentatives chargées de voter l’impôt et d’en répartir le produit.
On peut s’étonner du fait que le Conseil Constitutionnel n’ait pas retoqué ce texte. Il faut croire que la “raison d’État” a prévalu…
La Cour européenne des droits de l’Homme, saisie, a cependant reconnu que cette disposition était contraire aux règles de la Convention européenne des droits de l’Homme, mais a accepté de ne pas la sanctionner dans la mesure où elle était expressément limitée dans le temps.
Il n’en demeure pas moins que cette disposition reste intrinsèquement et fondamentalement inconstitutionnelle. Tout citoyen qui, excipant de ce caractère, contesterait en justice son imposition à titre personnel, en revendiquant l’exception d’illégalité, obtiendrait vraisemblablement gain de cause.
Cette limitation du corps électoral provincial aura eu cependant un mérite: celui de permettre de mesurer tous les cinq ans le poids électoral respectif des mouvances loyaliste et indépendantiste dans le cadre d’un corps électoral restreint assez proche de celui des référendums de sortie de l’Accord de Nouméa. Elle a permis de constater une répartition constante, quasiment figée, des électorats loyaliste et indépendantiste selon le rapport de trois cinquièmes à deux cinquièmes.
Les atteintes au respect des conventions librement formées
Il y a eu deux atteintes significatives au principe du respect du “contrat social” calédonien.
La révision constitutionnelle du 23 février 2007
Il s’agit en premier lieu de la révision de l’Accord de Nouméa par la Loi constitutionnelle n° 2007-237 du 23 février 2007 modifiant l’article 77 de la Constitution, qui a eu pour effet de transformer le corps électoral initialement glissant réservé aux citoyens ayant au moins dix ans de résidence calédonienne en un corps électoral bloqué, en faisant intervenir une condition liée à l’inscription sur les listes électorales.
Cette modification par la voie du Parlement réuni en Congrès est tout simplement illégale, tant sur la forme que sur le fond.
La forme
L’Accord de Nouméa signé le 5 mai 1998 a été adopté par négociation entre les trois partenaires Etat, représentants loyalistes et représentants indépendantistes. Il a imposé la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998 par la voie du Congrès du Parlement pour en permettre l’application. Les Calédoniens ont ensuite adopté cet Accord le 8 novembre 1998 par référendum local, en ayant à l’esprit également la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998, pour en faire “leur loi des parties”, leur “contrat social” pour les 20 ans à venir.
Toute modification significative des deux articles de la Constitution issus de la révision aurait dû respecter le parallélisme des formes de la formation de cet Accord et de la révision constitutionnelle subordonnée. Or la révision du 23 février 2007 s’est faite sans consulter les Calédoniens, contre leur avis et, pourrait-on dire, “dans leur dos”.
Le fond
L’Accord signé le 5 mai 1998 est l’acte fondateur de l’ensemble du dispositif constitutionnel et légal. Il s’impose comme la loi des parties. En conséquence, aucune disposition ultérieure, fût-elle constitutionnelle, ne pouvait, hors le consentement des parties, modifier cet élément fondamental de l’Accord sans mettre à bas l’ensemble de l’édifice.
Ainsi la loi constitutionnelle du 23 février 2007 est-elle entachée d’irrégularités sérieuses.
Les tentatives de radiation massive d’électeurs par le FLNKS
En second lieu, les tentatives du FLNKS de faire radier des listes électorales provinciales des milliers d’électeurs supposés loyalistes, en rompant le principe même de l’Accord, en tentant des manœuvres pour ne pas l’appliquer de bonne foi, en usant et en s’appuyant de dispositions dont on vient de voir qu’elles étaient entachées d’irrégularités sérieuses, constituent une atteinte grave au principe du respect des conventions et de leur application de bonne foi.
La contradiction de l’Accord de Nouméa
L’Accord de Nouméa est constitué de deux documents:
⦁ Le “Préambule”, qui fixe les principes fondamentaux
⦁ Le “Document d’orientation”, dont l’objet est de préciser l’application des principes fixés par le Préambule.
D’une manière générale, et plus particulièrement dans ce qui relève du droit, un préambule a toujours, en principe, une valeur juridique supérieure au contenu détaillé qui le suit, qui doit en respecter l’économie, et qui ne peut le contredire. En cas de contradiction on se tourne vers le premier qui exprime la volonté des parties pour interpréter le second et, lorsqu’il est clair, c’est le préambule qui fait foi.
Le Préambule de l’Accord de Nouméa stipule:
“Le corps électoral pour les élections aux assemblées locales propres à la Nouvelle-Calédonie sera restreint aux personnes établies depuis une certaine durée”.
Il n’y est donc pas fait mention d’inscription sur les listes électorales.
Or, le Document d’orientation le contredit lorsque l’alinéa 4 de son point 2.2.1, “Le corps électoral”, définit ce corps électoral par référence à l’article 2, alinéa 2 de la loi no 88-1028 du 9 novembre 1988 qui stipule:
“Seront admis à participer à ce scrutin les électeurs inscrits fur les listes électorales du territoire à la date de cette consultation et qui y ont leur domicile depuis la date du référendum approuvant la présente loi….”.
Il n’est pas possible au Document d’orientation de contredire des principes clairement formulés dans le préambule, ou d’y rajouter des éléments qui conduiraient à réduire ou à élargir indûment la portée du consentement de l’une ou l’autre des parties. Face à cette contradiction entre une disposition claire du Préambule et un élément du Documentation d’orientation, c’est la disposition du Préambule qui prévaut.
En l’occurrence, c’est le principe de la seule condition de durée de résidence qui devrait être retenu pour déterminer la composition du corps électoral provincial.